Jérôme Martin
C’est en juin 1922 qu’Henri Laugier, Henri Piéron et son épouse effectuent la première enquête fondatrice de la docimologie41. Elle porte sur 117 élèves âgés en moyenne de 12 ans et 6 mois, appartenant à trois écoles communales de la Seine. Cette première étude a vu la participation de Piéron, mais les grandes enquêtes postérieures sont produites par Laugier. Si Piéron peut revendiquer la paternité de l’intitulé de la nouvelle science, c’est Laugier qui est le plus actif dans sa construction scientifique et sa légitimation. Cependant, Piéron soutient activement ces travaux42. D’une part, il publie dans L’Année psychologique qu’il dirige depuis 1912, les études de docimologie. D’autre part, il inaugure en 1932 dans le Bulletin de l’INOP une « Chronique docimologique » qu’il assure lui-même. Il publie également plusieurs articles sur ces questions dans Pour l’ère nouvelle.
Laugier, nommé au CNAM à la chaire de physiologie du travail créée en 1929, mène plusieurs enquêtes avec l’aide de sa collaboratrice Dagmar Weinberg. C’est dans ce cadre que sont publiées les enquêtes les plus importantes43. Le début des années 1930 constitue en effet un tournant pour la docimologie : en 1931, la Fondation Carnegie charge l’Institute of International Education de l’Université de Columbia de mener une enquête internationale sur les conceptions, les méthodes, la technique et la portée pédagogique des examens et concours. Dans un premier temps, les fondateurs de la docimologie ne font pas partie du comité français44. Si l’on en croit Piéron, l’hostilité de certains milieux universitaires expliquerait leur absence45. Et il précise : « grâce au désistement du doyen Maurain, la docimologie a pu pénétrer dans le comité français en la personne de notre collègue Laugier… »46. L’intérêt de Laugier pour la docimologie renvoie à son engagement en faveur de l’école unique, remontant aux Compagnons de l’Université nouvelle. Cependant, cet intérêt doit aussi être mis en relation avec ses travaux de biotypologie qu’il mène parallèlement avec Toulouse. La fondation de la Société de Biotypologie par Laugier et Toulouse date de 1933. Ils travaillent alors tous deux à la mise au point d’un « examen total à base biotypologique » afin d‘établir « une classification des types humains » reposant sur sept examens complets47.
Dans les premières études de docimologie publiées entre 1927 et 1938, les analyses posent les bases d’une compréhension des processus d’apprentissage tout en critiquant les méthodes d’enseignement et d’évaluation traditionnelles. À côté de la dénonciation classique du surmenage et du bachotage, l’analyse scientifique des examens se développe ainsi dans trois grandes directions.
La première est une critique du caractère arbitraire de l’examen traditionnel, tandis que le concours, lui, ne sélectionne les candidats qu’en vertu du hasard. Le recours aux méthodes statistiques permet aux docimologues de faire apparaître des défauts structurels des examens et concours traditionnels. S’appuyant sur la loi de Gauss, ils contestent l’usage de la notion de moyenne arithmétique. Celle-ci est d’autant plus arbitraire que les critères d’évaluation font intervenir la subjectivité du correcteur. Laugier et Weinberg observent en effet que d’un correcteur à l’autre, les échelles de notes varient. Même si ces correcteurs respectent la répartition de leur notes selon la loi de Gauss, les différences d’échelles de note ont des conséquences sur le résultat final. En effet, « le succès à l’examen étant conditionné par la note moyenne tirée de deux ou plusieurs épreuves, l’examinateur qui use d’une échelle nettement plus limitée dévalorise son épreuve, car son collègue en utilisant les notes extrêmes, fait pencher la moyenne de son côté »48. Ainsi intervient le « coefficient subjectif » : selon que les examinateurs utilisent ou non toute l’échelle des notes, les résultats finaux en seront affectés. Selon l’étude de Laugier et Weinberg, « dans le cas d’un concours, ce ne seront pas les mêmes candidats qui seront choisis par les deux examinateurs ; dans notre cas, la moitié des candidats admis par l’un seraient rejetée par l’autre et vice versa ». Aussi convient-il de former les correcteurs à la correction afin d’éviter de trop fortes disparités d’un examinateur à un autre.
L’étude des rendements scolaires constitue le second axe de réflexion. Les premiers travaux de docimologie sont en effet pionniers dans le domaine de la statistique appliquée au rendement scolaire. L’objectif est de déterminer les caractéristiques psychophysiologiques des élèves examinés. Laugier, Toulouse et Weinberg construisent pour cela une classification scolaire en procédant à un examen biotypologique. À partir d’un échantillon de 125 élèves de cours moyens d’une école primaire de Paris, ils établissent que « les meilleurs élèves sont parmi les plus jeunes, les derniers parmi les plus âgés » et que dans la partie physique du profil, les « meilleurs élèves se montrent, en général, […] inférieurs ; les mauvais supérieurs à l’ensemble du groupe ». Ainsi sont mis en valeur deux critères – l’âge et la constitution psychique et psychologique – dans l’explication du rendement scolaire. Ces recherches sur le rendement conduisent également Laugier et Weinberg à s’interroger sur « les différences entre les sexes »49. Examinant les notes obtenues par des étudiants et des étudiantes de la faculté de science de Paris50, ils observent d’une part que la réussite des étudiantes est tout à fait comparable à celle des étudiants et que, d’autre part, leur réussite diffère selon les disciplines. Bien qu’ils ne proposent pas d’explication à ces observations, cette étude est pionnière dans le domaine de la statistique scolaire et des enquêtes de la sociologie de l’éducation.
Un troisième axe de réflexion concerne la fonction sociale de la sélection et la finalité de l’examen. Les fondateurs de la docimologie soulignent la confusion qui préside à la définition de la finalité des examens et concours. En effet, examens et concours traditionnels mélangent systématiquement deux types d’évaluation. D’une part, il peut s’agir de « contrôler les résultats d’une formation éducative, de vérifier des acquisitions, d’évaluer le bagage de connaissances assimilées et de déterminer si, pour un écolier donné, la tâche d’un enseignement peut être considéré comme achevée ». Ce devrait être la finalité du CEP par exemple. D’autre part, il peut s’agir de « déterminer les aptitudes propres d’enfants ou de jeunes gens, qui devront bénéficier d’une formation éducative particulière », comme dans le cadre des concours d’entrée dans les écoles. Cette distinction établie entre deux types d’évaluation devrait régir le fonctionnement des examens, mais, note Piéron, « en fait, les deux points de vue interviennent toujours, les connaissances servant bien souvent à déterminer le classement même dans les concours où les aptitudes devraient essentiellement fonder la sélection, les capacités individuelles l’emportant d’autre part aux yeux de certains examinateurs sur l’étendue des connaissances, pour l’évaluation du niveau des candidats à des examens institués pour le contrôle d’une formation éducative ». À cet égard, le baccalauréat fournit le meilleur exemple, puisqu’il certifie les sortants de l’enseignement secondaire tout en déterminant les individus aptes à entrer dans l’enseignement supérieur. La docimologie invite à distinguer deux types d’examens, les uns contrôlant l’acquisition de connaissances, les autres servant à déterminer des aptitudes individuelles.
Cependant, la critique des examens et concours ne signifie pas que les docimologues renoncent à la sélection et à sa fonction sociale. Bien au contraire, ils prennent la mesure de la fonction sociale des diplômes dans les sociétés développées, et particulièrement en France. Henri Piéron souligne d’ailleurs, au début des années 1930, la généralisation du phénomène de certification affectant de nombreuses professions : « Il semble bien difficile dans notre organisation sociale de renoncer à ces sanctions qui garantissent un certain savoir, alors que, de plus en plus, on étend ce contrôle, aux médecins, dentistes, sages-femmes, vétérinaires, avocats, y ajoutant maintenant les architectes, les ingénieurs, en attendant que d’autres bientôt s’y ajoutent encore »51. D’autre part, les fondateurs de la docimologie ont toujours été partisans de l’orientation et de la sélection des individus. Henri Piéron précise ainsi que l’examen de sélection à l’entrée d’une carrière est « indispensable à une organisation sociale rationnelle, mais à la condition que la sélection se fasse bien sur la base des aptitudes requises, ce qui est loin d’être le cas dans la plupart des concours ». La docimologie pose donc le problème de la légitimité de la sélection, c’est-à-dire des critères sur lesquels s’opère l’affectation sociale des individus au travers du tamis du système scolaire. Piéron dénonce l’inégalité foncière qui caractérise le système scolaire : les examens et concours traditionnels affectent des individus sur de fausses évaluations. Réussir un concours ne signifie pas posséder les aptitudes nécessaires à telle ou telle carrière, mais avoir été bien préparé à l’épreuve. Ainsi, « au lieu de pouvoir juger les aptitudes naturelles des individus, on se trouve en présence de candidats dressés aux épreuves, et dont certains réussiront mieux parce que plus habilement dressés, prenant la place d’autres réellement plus intelligents ; et l’on reçoit ainsi les poulains des écuries les mieux outillées »52. Ce corpus critique étayé par des travaux scientifiques remet en cause non seulement les pratiques pédagogiques mais, plus fondamentalement, le principe de la méritocratie revendiquée par l’école républicaine.
41 Les résultats de cette enquête sont publiés dans L’Année psychologique (t. XXIII, pp. 146-175) et s (...)
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