Jérôme Martin
Les « inventeurs » de la docimologie participent au développement de l’orientation professionnelle qui prend son essor dans les années 192031. Julien Fontègne, un des pionniers de l’orientation professionnelle en France, qualifie l’orientation professionnelle de « psychologie appliquée aux vocations »32. L’orientation professionnelle est en effet une des seules applications de la psychologie moderne. Son champ d’intervention est vaste puisqu’elle a « pour but de diriger un individu – le plus souvent un adolescent, mais aussi un adulte, un chômeur, un mutilé – vers la profession dans laquelle il a le plus de chances de réussir, parce qu’elle répond le mieux à ses aptitudes psychologiques ou physiques »33. Pour Piéron ou Laugier, il ne s’agit pas simplement d’affecter la main-d’œuvre en fonction des besoins économiques34. Bien au contraire, conformément à l’empreinte scientiste léguée par Toulouse, elle s’intègre à un vaste projet dans lequel la science et ses applications doivent résoudre les problèmes sociaux et constituer un instrument de régulation sociale. Déjà en 1904, dans l’ouvrage-manifeste Technique de Psychologie expérimentale publié par Toulouse, Piéron et Vaschide, l’orientation professionnelle se voit assignée une fonction sociale centrale : « en faisant la part de ce que l’éducation technique peut apporter de développement à des facultés existantes, on arrivera à déceler dans un équilibre mental d’une certaine nature, les germes de ce qu’on pourra scientifiquement appeler la vocation, ou tout au moins l’aptitude, bien qu’elle ne se manifeste pas toujours à celui-là même qui la possède. Et l’instruction des individus pourra être régie par des lois d’utilisation scientifiquement déterminées, et pourra, et particulier, développer rationnellement les tendances utiles. Et surtout, classer les individus suivant leurs aptitudes avec une précision bien autre que celle que peuvent fournir des examens superficiels, des concours ou des circonstances fortuites. Telle est l’œuvre d’utilité sociale que la science psychologique, appliquée à des questions concrètes pourra bientôt hardiment revendiquer »35. Quelques années plus tard, en 1912, Toulouse peut préciser ce projet, en affirmant qu’« un jour viendra où le concours consistera en un examen médico-psychologique dans lequel les aptitudes particulières de chaque individu seront cotées, et aucun père de famille ne poussera son enfant vers un métier ou une profession sans l’avoir fait examiner, comme on fait dès maintenant essayer une machine »36.
L’orientation professionnelle subvertit doublement l’école traditionnelle. Au plan des finalités, il ne s’agit plus seulement de transmettre ou d’instruire, mais de rechercher des aptitudes, afin d’assigner à l’individu une fonction utile à la société et correspondant à ses caractéristiques propres. C’est ainsi qu’Henri Piéron replace l’usage des examens scolaires dans le fonctionnement social, afin d’en dévoiler la fonction réelle : « L’admission à des examens – certificat d’études, brevet, baccalauréat, – ou à des concours – bourses, écoles professionnelles, écoles normales, etc. – représente une des formes fondamentales de l’orientation professionnelle, à laquelle on ne prend plus garde parce qu’elle est entrée dans la tradition, bien qu’elle réalise une orientation de caractère impératif, sinon sous la forme positive de l’appel vers tel ou tel groupe de carrières, du moins sous la forme négative de la contre-indication »37. Examens et concours ne sont donc qu’une des modalités de l’orientation professionnelle, au sens où ils ouvrent à des cursus de formation qui débouchent sur des types précis de profession.
Au plan des méthodes, l’orientation professionnelle se propose de substituer aux pratiques pédagogiques traditionnelles des méthodes scientifiquement élaborées, c’est-à-dire des tests. L’orientation professionnelle remplacerait ainsi les autres procédures d’orientation. Pour Piéron, Laugier ou Toulouse, la mise en œuvre de l’orientation professionnelle préfigure une orientation scolaire dont l’objectif serait avant tout la détermination des aptitudes. En effet, pour ces scientifiques, « tout système d’éducation qui met au premier plan de ses préoccupations le développement intégral de la personnalité de l’enfant doit aboutir à une orientation professionnelle rationnelle. Car la tâche de l’école est de préparer l’enfant à la vie ; et la mission de l’éducateur et, plus encore que d’aider l’enfant à conquérir des parchemins, de l’acheminer vers une activité sociale, où il réussira, et où il pourra s’épanouir dans un travail heureux et à rendement élevé »38. La fondation de l’Institut national d’orientation professionnelle en 1928 s’inscrit dans ce vaste projet. Destiné à former des « orienteurs » selon les méthodes scientifiques, il est aussi un centre de recherche. Dans l’esprit des fondateurs, l’Institut et l’orientation professionnelle constituent les bases institutionnelles destinées à promouvoir les acquis de la méthode expérimentale. Selon Piéron, « le développement de l’orientation professionnelle […] et de l’emploi de méthodes psychotechniques devait contribuer à une certaine transformation des examens dans le sens d’aiguillages rationnels et à l’introduction de méthodes plus objectives dans l’appréciation des aptitudes »39. Mais ces orientations scientifiques et éducatives débordent la simple promotion des tests. Elles contribuent aussi à une autre approche de l’éducation et des apprentissages. Ainsi l’élaboration théorique et la diffusion dans l’institution scolaire de fiches d’orientation invitent les instituteurs à ne pas évaluer leurs élèves uniquement sur la base des résultats scolaires40. À côté de ceux-ci, ils sont invités à évaluer les aptitudes et à tenir compte des caractéristiques psychologiques des enfants. Les examens et évaluations classiques ne sont pas les seuls critères à partir desquels les élèves sont orientés. Cette approche souligne les manques et insuffisances des notations scolaires tout en proposant des méthodes alternatives. L’orientation professionnelle est donc bien le tronc commun à partir duquel la docimologie et l’orientation scolaire doivent pouvoir se déployer. Plus précisément, la docimologie fournit le chaînon entre l’orientation professionnelle et l’orientation scolaire.
- 31 Le décret du 26 septembre 1922 fixe le premier cadre réglementaire à son développement en plaçant l (...)
- 32 J. Fontègne : L’orientation professionnelle et la détermination des aptitudes, Neuchâtel-Paris, Del (...)
- 33 E. Claparède : L’orientation professionnelle. Ses problèmes et ses méthodes, Bureau international d (...)
- 34 J. Martin : « L’orientation professionnelle en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne dans les (...)
- 35 Cité par H. Piéron : « Les origines, en France, de la méthode des tests et la signification pédagog (...)
- 36 Cité par H. Piéron : « La place de l’Institut dans l’histoire de l’orientation professionnelle », B (...)
- 37 H. Piéron : « Orientation professionnelle et Docimologie », BINOP, n° 6, juin 1929, p. 161.
- 38 H. Laugier, E. Toulouse et D. Weinberg : « La Biotypologie et l’orientation professionnelle » (Extr (...)
- 39 H. Piéron : Examens et Docimologie, P.U.F., 1963, p. 27.
- 40 En 1930, Henri Piéron préconise un modèle de « fiche psychopédagogique d’orientation pour les éduca (...)
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