Jérôme Martin
Si Binet peut être considéré comme un précurseur de la docimologie, c’est à Édouard Toulouse26 et à ses élèves qu’elle doit sa constitution en discipline. Chef de service à l’Asile de Villejuif, Toulouse est à l’origine de plusieurs laboratoires, dont le Laboratoire de psychologie expérimentale rattaché à l’École pratique des hautes études. Henri Piéron y devient son collaborateur en 1900, avant de succéder à Binet. Henri Laugier rejoint Toulouse à l’hôpital Henri-Rouselle à partir de 192327.
Dans le sillage de Toulouse, ces scientifiques partagent une même conception de la fonction sociale de la science. Toulouse est en effet à l’origine de la biocratie, théorie selon laquelle « la conduite des peuples, de l’humanité toute entière ne sera organisée rationnellement que lorsqu’on aura réalisé un État où le gouvernement des personnes sera basé sur les sciences de la vie c’est-à-dire une Biocratie »28. Cet eugénisme « français » assigne donc à la science la mission de réorganiser la société sur des bases à la fois plus justes et plus efficaces. En particulier, la sélection des individus en vue de leur affectation à des fonctions sociales lui paraît fondamentale : « Ce n’est pas à l’âge où l’homme se présente à l’entrée d’une carrière que la sélection peut avoir lieu le plus utilement. À ce moment, les meilleurs dons ont pu ne pas être cultivés comme il aurait fallu. Le seul remède à cette situation injuste et surtout contraire à l’intérêt social se trouve dans l’organisation de l’école unique où tous les enfants – riches ou pauvres – devront passer et ne pourront s’élever jusqu’aux degrés supérieurs de l’enseignement qu’en fonction de leurs aptitudes »29. Ainsi, par un autre cheminement que celui suivi par Binet, les scientifiques formés autour de Toulouse accordent aux questions éducatives une place centrale. La détermination scientifique des aptitudes doit permettre à chaque individu d’occuper la fonction sociale la plus adaptée aussi bien pour lui-même que pour la société. Elle s’impose ainsi comme condition et légitimation de l’école unique ; elle justifie également l’orientation professionnelle.
Les fondateurs de la docimologie ne sont pas uniquement liés par des préoccupations scientifiques communes – la psychologie expérimentale et la physiologie – et par un projet social – la biocratie d’Édouard Toulouse. Ils ont en commun leur intérêt pour l’école. La psychologie, en montrant les spécificités des différents âges de la vie et les lois qui les commandent, rejoint les préoccupations des différents courants pédagogiques qui apparaissent au début du xxe siècle. Elle apporte notamment une base scientifique aux « méthodes actives ». Les principaux représentants de l’école française de psychologie expérimentale participent d’ailleurs au mouvement de l’éducation nouvelle. Alfred Binet a montré la voie. Dans son ouvrage Les Idées modernes sur les enfants, il affirme « que la détermination des aptitudes des enfants est la plus grosse affaire de l’enseignement et de l’éducation ; c’est d’après leurs aptitudes qu’on doit les instruire, et aussi les diriger vers une profession. La pédologie doit avoir comme préliminaire une étude de psychologie individuelle »30. Son successeur Henri Piéron joue un rôle important dans la Ligue internationale d’éducation nouvelle, constituée à Calais en 1920, dont il assure à deux reprises la présidence, entre 1931 et 1933.
La docimologie s’inscrit aussi dans ce mouvement en apportant des arguments scientifiques à la dénonciation des formes classiques d’enseignement. Ses promoteurs n’ont de cesse en effet de réclamer la mise en place de nouvelles méthodes d’évaluation, elles-mêmes fondées sur les pédagogies actives. Cependant, c’est le développement de l’orientation professionnelle qui apparaît comme une des premières applications de ce programme.
- 26 Michel Huteau vient de consacrer un ouvrage à Toulouse : Psychologie, psychiatrie et société sous l (...)
- 27 De 1923 à 1932, il est chef de laboratoire de physiologie appliquée à la prophylaxie mentale.
- 28 » La conduite de la vie », La Prophylaxie mentale, 17 juin 1929. Cité par A. Drouard : L’eugénisme (...)
- 29 Ibid., p. 43.
- 30 A. Binet : Les Idées modernes sur les enfants, op. cit., p. 21.
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